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La ville : palimpsestes
et mutations
Sous la direction de Wiesław Kroker
et Judyta Zbierska-MoÊcicka
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La ville : palimpsestes et mutations. Les représentations de la ville dans
les littératures d’expression française après 1980.
La ville – lieu, moteur et grand thème de la modernité – ne cesse de subir
des mutations majeures, à l’époque qui est la nôtre : postmoderne, surmo-
derne, celle dont le nom nous échappe. Stratifiées et rampantes, dé- et
reterritorialisées (Deleuze et Guattari), métissées et (post)coloniales, alter-
nant lieux anthropologiques et non-lieux (Augé), les villes appellent des
mises en question de leurs modes de représentation littéraires et autres.
Entre éclatement et (re)narrativisation, entre mosaïque et labyrinthe, entre
patchwork et nœud de forces, la littérature regarde souvent avec attention
« la forme d’une ville » pour dire le monde et pour se redéfinir. Les études
réunies dans le présent volume permettent de cerner différentes représen-
tations de la ville dans la prose narrative française et
francophone
d’aujourd’hui, les axes de recherche privilégiés étant, d’un côté, le décen-
trement de la ville et les modes « archipéliques » d’en rendre compte, et,
de l’autre, l’espace urbain en tant que lieu de sédimentation de la mémoire
individuelle et collective. Le lecteur y trouvera des articles portant sur Jean
Échenoz, Jean-Philippe Toussaint, François Schuiten et Benoît Peeters,
Antoine Volodine, Annie Ernaux, Assia Djebar, Guy Vaes, Patrick Modiano
et Alain Fleischer.
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La ville : palimpsestes et mutations
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La ville : palimpsestes et mutations
Les représentations de la ville
dans les littératures d’expression française apres 1980
,
Sous la direction de
Wiesław Kroker et Judyta Zbierska-MoÊcicka
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Rapporteur : prof. dr hab. Ryszard Siwek
Maquette : Zbigniew Karaszewski
Photographie en couverture : Wiesław Kroker
Responsable éditoriale : Maria Szewczyk
Responsable de fabrication : Beata Stelęgowska
Composition : Beata Stelęgowska
Ouvrage publié avec le concours
de la Fondation de l’Université de Varsovie
© Copyright by Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego,
Warszawa 2012
ISBN 978-83-235-0830-4
Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego
00-497 Warszawa, ul. Nowy Świat 4
http://www.wuw.pl; e-mail: wuw@uw.edu.pl
Dział Handlowy WUW: tel. (0 48 22) 55-31-333;
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Wydanie I
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INTRODUCTION
Peut-on encore écrire la ville (la vie de la ville, la vie dans la ville),
l’imaginer comme « paysage », la comprendre comme thème général
ou encore chercher à la lire comme mythe (le « gouffre », le « para-
dis ») ? Il semble qu’une telle ville, la vraie ville, celle qui donnait de
la chair au décor, à l’intrigue et au romanesque, appartient au passé.
On ne saurait indiquer le moment précis où la quête de la cité comme
schéma explicatif de la pyramide sociale ou comme « aura » moder-
niste, favorisant des explorations insolites, a véritablement disparu.
Est-ce avec la fin des déambulations surréalistes, les préoccupations
essentiellement formelles du « nouveau roman » et l’enlisement con-
sécutif des écrivains dans ce silence existentiel que Maurice Blanchot
associait en 1980 à une « écriture du désastre » ?
Or, tandis qu’au tournant des années 1970 la ville littéraire
semble coupée de la vie, de plus en plus abstraite ou simplement
n’avoir plus de grâce aux yeux des écrivains, on assiste à un curieux
retournement : tout se passe en effet comme si le besoin de retourner
au Sujet, de le figurer au premier plan, relançait l’investigation de la
ville − non pas tant comme territoire concret et reconnaissable des
conflits et des passions, mais plutôt comme espace urbain, éprouvé
à travers le tissu dont il est fait. Une nouvelle écriture se met en
place, fragmentaire, en dérive, désorientée, celle qui cherche à tirer
au clair quelque chose des métamorphoses incessantes de notre
réalité urbaine devenue notre identité-monde, à s’adapter aux
vertiges de notre temps où le virtuel se confond avec le réel. Entrée
dans l’ère de la mutation perpétuelle, ramifiée, démesurée, à la fois
chaotique et ordonnée, amalgamant les lieux (historiques, anthro-
pologiques) et les « non-lieux » de la surmodernité où (selon Marc
Augé) l’on ne fait que transiter, la ville, surtout la grande ville, impose
désormais sa forme mobile et éclatée au récit.
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Un des enjeux importants que les études réunies ici montrent
amplement est précisément l’incidence qu’ont ces reconfigurations
de la géographie de la ville sur l’émergence des fictions urbaines
fuyant toute consistance romanesque, toute totalisation de sens,
et qui se dérobent du même coup à toute détermination générique.
Il est significatif à cet égard que la plupart des écrivains sollicités ici
pour l’analyse n’accèdent qu’à des « savoirs urbains » parcellaires,
à des points de vue limités, tout en restant conscients de la manière
dont l’éclatement urbain imprègne leur écriture. D’où la multiplica-
tion, au cours de ces trente dernières années, des formes narratives
inusitées, inachevées, hybrides, jouant du reportage sociologique,
du document ethnographique, de la note quotidienne, confondant
journal réel et fictif, « récit de vie » et autofiction, ou encore se
plaçant aux confins du récit graphique (propre à la bande dessinée)
et de la « fiction architecturale » qui en constitue la trame.
Cette observation nous conduit à un second aspect remarquable
qui transparaît à la lecture de ce livre, celui de la variété des « prati-
ques d’espace » (comme les désigne Michel de Certeau), c’est-à-dire
des modes de présence active de la ville dans l’espace narratif, des
façons de la pénétrer, de la traverser ou simplement de l’aborder par
le regard. Sur ce plan − le titre de l’ouvrage même autorise cette
généralisation − deux types de représentation ou de « vision » se
laissent dégager, tout en s’entrelaçant et créant des zones de tension,
plus ou moins affirmée : une vision kaléidoscopique, spatialisante,
rivée aux surfaces et mieux adaptée au caractère mutant de nos
mégacités ; et une autre qui, à l’image d’un palimpseste, reconstruit
le présent de la réalité urbaine à partir des bribes de l’ancien, des
traces obscures d’une durée, d’un passé individuel ou collectif.
La première vision consiste à inventer des stratégies de la
traversée ou du travelling qui montrent la vacuité de toute valeur
culturelle de l’espace urbain. On le voit en particulier chez François
Bon, Jean-Philippe Toussaint et Jean Échenoz qui traquent, l’œil
aux aguets, le banal, l’insignifiant, l’ordinaire, donnant la priorité
au terrain vague, aux zones désaffectées, éloignées de toute commu-
nauté de vies, à la fois détaillées et figurées comme le dépotoir du
développement urbain et d’une construction immobilière effrénée :
murs délabrés des usines, édifices monotones, carcasses de verre
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Introduction
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et de béton, barres de fer, clignotement bègue des néons. Si ce no
man’s land postindustriel est objet d’une observation minutieuse,
voire hyperréaliste (sous le double signe de la fragmentation et de
la saturation visuelle et sonore), il rend surtout manifeste, parfois
sur un mode ludique, une poétique de dé-liaison, de déréalisation
ainsi qu’un souci d’effacement de soi et de dédramatisation de toute
intrigue. Apparemment, une semblable vision, gouvernée par la
dysphorie, hante les « ethnotextes » récents d’Annie Ernaux et la
série de Cités obscures des auteurs belges, François Schuiten et Benoît
Peeters. Comme chez les trois romanciers de Minuit, le récit traduit
ici quelque chose du social, mais sans l’interpréter ou le remettre
en cause. La différence réside cependant dans la revendication du
« droit à la ville » sur un mode mineur, lorsque l’épreuve du vide, de
la solitude et de l’anonymat s’enracine dans l’expérience du sujet.
Ainsi chez Ernaux, la subjectivité sécrète des « effets de vérité » en
accordant davantage l’attention aux marginaux, à la cacophonie
publicitaire, au consumérisme vorace, à tous les simulacres de notre
condition urbaine qui expriment une acculturation généralisée ; chez
Schuiten et Peeters, le récit graphique instaure un dialogue ironique
avec l’urbanisme fonctionnel et la folie planificatrice des « villes
nouvelles » à l’image de Bruxelles : structure gigogne, livrée au « fa-
çadisme », à la refonte interminable et à la présence vertigineuse des
gratte-ciel.
À la différence de ces villes dépliées en surface et au premier
plan, les villes-palimpsestes sont constituées de strates d’images,
de feuilletage de voix, de discours et de langues. Ce sont des villes
quelque peu amnésiques de leur passé qui mettent en scène, en
arrière-fond de l’expansion urbanistique et des icônes architecturales,
une crise ou une quête d’identité. On entrevoit cette approche chez
le romancier belge, Guy Vaes, où la ville d’Anvers est arpentée dans
un état méditatif ou rêveur ; réellement habitée et ambiguë, elle
ne cesse d’être réactivée par les traces éphémères d’une géographie
sentimentale. Qu’ils récupèrent le polar ou le roman d’espionnage,
les déplacements parisiens chez Patrick Modiano semblent pos-
séder la même fonction : la rêverie urbaine y reflète une hantise
personnelle, figure un parcours de type initiatique, susceptible de
livrer une vérité sur le passé du narrateur sinon de la signaler derrière
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l’opacité d’une identité familiale. On découvrira également dans
ce livre d’autres villes-textes qui représentent avant tout un espace
psychique et dont la valeur palimpsestique est à débusquer dans le
plissement du silence et de la mémoire, à la frontière du dit et du
non-dit, du souvenir et de l’oubli. Tel ce « Yiddishland » chez Alain
Fleischer, quartier juif de Budapest dont il ne reste rien − « angle
mort » habité uniquement par la mémoire lancinante du géno-
cide. Telle sera Oran, cette ville d’origine présente-absente sous la
plume d’Assia Djebar, hantée par une langue perdue, marquée par la
violence meurtrière et, en même temps, ranimée sur un mode
spectral, en filigrane d’une mémoire exilique et migratoire comme
un « lieu » ou un « devoir » de mémoire. Telle sera enfin l’image
onirique de cette « post-ville » d’Antoine Volodine : une ville qui
a subi une innommable catastrophe et qui rend possible une allégorie
politique sur notre mutisme contemporain, révélatrice d’un monde sans
temporalité, déshumanisé, renfermant des naufragés de l’Histoire, et,
en même temps, nous interpellant sur les possibilités d’une nouvelle
inscription historique.
Un dernier trait est à noter qui rend attirante la lecture de
ces multiples imaginaires de la ville. Les rédacteurs ont laissé à ce
volume son caractère de trajectoire, intégrant un corpus de textes
tout à la fois ouvert, s’éclairant mutuellement, et fertile à des outils
d’analyse diversifiés. Cette disponibilité permet d’observer comment
à travers une pluralité des prismes et des reflets de la ville peuvent
se combiner une variété de prises critiques et d’analyses différentiel-
les. L’intérêt d’une telle démarche est indéniable. Il tient justement
à cette conjugaison incontournable des études littéraires (où les
perspectives thématiques et sociocritiques côtoient les nouvelles
approches géocritiques) et des recherches récentes en études urbai-
nes, en ethnologie, en sociologie et en sciences de la communication.
Pour ceux qui s’intéressent aux jeux et enjeux des représentations
urbaines dans la littérature contemporaine d’expression française, un
tel « espace des possibles » signale toute une imagerie urbaine en
attente de nouveaux déploiements poétiques, de nouveaux regards et
débats critiques.
Józef Kwaterko
Université de Varsovie
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LA VILLE DES ÉCRIVAINS DE MINUIT
ET LA CRISE DE LA REPRÉSENTATION
Dans leur introduction à l’un des plus importants recueils
consacrés ces derniers temps au sujet de la ville, Maria Balshaw et
Liam Kennedy soulignent que les discours contemporains « mettent
en question des conceptions traditionnelles de la ville considérée
comme une totalité synthétique, et laissent à penser que la catégorie
de la ville perd sa cohérence ou sa lisibilité1 ». Ce propos présuppose
donc qu’à l’époque de la postmodernité, ou de la modernité tardive
– pour le moment, peu importe l’appellation –, a eu lieu ou bien a
toujours lieu un changement dont le point de départ est (ou a été)
une « ville » cohérente et lisible, et dont le point d’arrivée est (ou
sera) une « ville » dispersée et opaque. Le mot « ville » est mis entre
guillemets parce qu’il est clair qu’il ne s’agit pas là d’une « réunion
organique et relativement considérable de constructions », comme
définit ce mot Le Petit Robert, mais – pour reprendre les termes de
Balshaw et Kennedy – d’une « conception », d’une « catégorie » de la
ville ; d’une vision, d’un discours, pourrait-on ajouter.
Il n’y a là, dans ce constat d’un changement, rien de révéla-
teur : il ne fait que répéter le lieu commun de tous les discours qui
essaient d’opposer le moderne et le postmoderne en les ramenant
à la « totalité » et à la « cohérence », d’une part, et au fragment
et à la dissémination, de l’autre. Alors que, bien évidemment, les
choses sont beaucoup plus complexes, comme le fait remarquer, par
1 Balshaw M., Kennedy L., « Introduction : Urban Space and Representa-
tion », dans Urban Space and Representation (dir. Balshaw M. et Kennedy L.),
London, Pluto Press, 2000, p. 1.
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exemple, Bertrand Westphal qui, dans l’introduction à sa Géocritique,
rappelle que « le postmoderne s’ingénie […] à établir le règne d’une
cohérence holistique… mais dans l’hétérogène2 ». Il faut toutefois
rendre justice aux éditeurs du recueil Urban Space and Representation
parce qu’ils ne parlent pas d’un changement définitif de paradigme
mais d’une « mise en question » ; on n’aurait donc pas affaire à une
métamorphose mais plutôt à une modification, à un glissement.
Ce dernier terme est d’autant plus approprié pour parler des
discours sur la ville que celle-ci, comme l’affirme Rob Shields, est
elle-même « une notion glissante qui va et vient entre une idée
abstraite et une matière concrète3 ». Cette oscillation ne permet pas
aux discours qui cherchent, sinon à la fixer, du moins à la jalonner,
de saisir ce qui ne cesse pas d’échapper à l’emprise du langage, et qui
constitue pourtant, depuis au moins deux siècles, à la fois un fonde-
ment spatial et un objet important de la communication humaine.
Ce paradoxe n’en est pas un, ou plutôt il n’est qu’apparent si l’on
prend en considération la mise en question du pouvoir référentiel
du langage ou bien, plus généralement, la crise contemporaine de
la représentation4, œuvre de tout le courant poststructuraliste, ainsi
que les transformations qui s’effectuent au sein et autour des villes.
En effet, s’il est difficile de ne pas être d’accord avec l’affirma-
tion de Christina Horvath selon laquelle « la notion même de la
contemporanéité semble définitivement liée aux grandes métro-
poles »5, il n’est pas possible non plus de négliger le fait que ces
métropoles mêmes « glissent » vers ce que Edward W. Soja n’arrive
pas à appeler autrement que « postmétropoles », en mettant en
avant leurs nouveaux aspects tels que la flexibilité, l’exopolitisme, la
métropolarité, ainsi que les simulacres et les archipels qui président
2 Westphal B., La géocritique : réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p. 11.
3 Shields R., « A Guide to urban representation and what to do about it :
alternative traditions of urban theory », dans Re-Presenting the City : Ethnicity,
Capital and Culture in the Twenty-First Century Metropolis (dir. King A. D.),
Basingstoke, Macmillan, 1996, p. 235.
4 Voir par exemple Greene M., « Postmodernism and the Crisis of Representa-
tion », English Education, vol. 26, no 4, décembre 1994, p. 206-219.
5 Horvath Ch., Le roman urbain contemporain en France, Paris, Presses
Sorbonne Nouvelle, 2007, p. 8.
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à leur fonctionnement6. Ces nouvelles formes, toutefois, loin de faire
disparaître la métropole moderne, s’y superposent, s’y juxtaposent
et s’y articulent pour créer des ensembles complexes de structures
et de rapports7. L’homo sapiens reste donc l’homo urbanus mais le polis
dans lequel il vit ne cesse pas de changer, de même que le « discours
de la ville », dont Jean Baudrillard dit, dès 1970, qu’il est constitué
d’éléments on ne peut plus dynamiques : « mobiles, désirs, rencon-
tres, stimuli, verdict incessant des autres, érotisation continuelle,
information, sollicitation publicitaire8. »
Et comment, sur ce terrain glissant et multiple, se débrouillent
ceux que, faute de meilleure solution, j’appellerai ici « écrivains de
Minuit » ? Or, parmi les traits communs de leurs œuvres, relevés par
la critique, se trouve celui-ci : « Les personnages y sont des pèlerins
sans obéissance, des randonneurs d’horizons inconnus, des trotteurs
de la cité moderne, sans but ultime, mais friands d’aventures quoti-
diennes9. » Il n’est pas sans importance que cette citation provienne
d’un texte dont l’objet est Jean Échenoz, l’un des observateurs les
plus perspicaces de ces « discours de la ville » dont parle Baudrillard.
Il en va de même pour François Bon dont l’univers romanesque
est « sans doute un des plus urbains de la littérature contempo-
raine10 ». Néanmoins, les œuvres de Bon et d’Échenoz serviront ici
seulement de points de repère dans ma lecture de quelques romans
récents du troisième des « écrivains urbains de Minuit », à savoir
Jean-Philippe Toussaint11.
6 Soja E. W., Postmetropolis : Critical Studies of Cities and Regions, Oxford,
Wiley-Blackwell, 2000.
7 Id., « Six discourses on the postmetropolis », dans Imagining Cities : Scripts,
Signs, Memory (dir. Westwood S. et Williams J.), London – New York, Routledge,
1997, p. 20.
8 Baudrillard J., La société de consommation : ses mythes, ses structures, Paris,
Denoël, 1970, p. 87.
9 Houppermans S., Jean Échenoz, étude de l’œuvre, Paris, Bordas, coll.
« Écrivains au présent », 2008, p. 164.
10 Garric H., Portraits de villes. Marches et cartes : la représentation urbaine dans
les discours contemporains, Paris, Honoré Champion, 2007, p. 497.
11 Seront donc mis de côté des romans urbains aussi importants que, par
exemple, La Sorcière de Marie Ndiaye (Paris, Minuit, 1996) ou Paris-Brest de
Tanguy Viel (Paris, Minuit, 2009), qui à eux seuls fourniraient assez de matériau
pour l’analyse.
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Ces trois écrivains représentent aussi une grande tendance dans
la littérature contemporaine qui comprend des processus tels que la
« renarrativisation du texte »12, le « retour du texte au monde »13 ou
bien le « retour au réel14 ». À cette nuance près que, surtout chez
Échenoz et Toussaint, dans une moindre mesure chez Bon, ce retour
s’accompagne d’un surplus de distance envers la matière narrative,
de sorte que l’on peut parler, à propos de leur écriture, d’une espèce
d’« hyperréalisme »15 ou bien de « renarrativisation ironique16 ». Dans
le cadre de celle-ci – caractérisant d’ailleurs, selon Richard D. Lehan,
la plupart des récits postmodernes, dont le modèle reste la prose de
Thomas Pynchon –, « les éléments mythiques, historiques, esthéti-
ques et éthiques du modernisme » se trouvent dévalorisés ou
parodiés17.
Dans le cas de la représentation de la ville, cela peut se manifes-
ter, par exemple, sous la forme de l’imbrication de la ville et du texte
même, de leur interpénétration, de la mise en relief du caractère
textuel de la ville où cette dernière, avec le labyrinthe de ses rues,
devient une métaphore de la narration elle-même18. Il ne s’agit pas
pour autant des « villes en papier », caractéristiques des grands
prédécesseurs d’Échenoz et de Toussaint aux Éditions de Mi-
nuit19. Que leurs villes, comme celles de François Bon, soient tisées
12 Kibédi Varga A., « Le récit postmoderne », Littérature, no 77, février 1990.
13 « Au crépuscule du structuralisme, le texte fictionnel est rentré dans le
monde pour s’y installer à son aise » (Westphal B., op. cit., p. 18).
14 Viart D., Le roman français au XXe siècle, Paris, Hachette, 1999, p. 121.
15 Voir Douzou C., « Le retour du réel dans l’espace de Jean Échenoz »,
dans Jean Échenoz : « une tentative modeste de description du monde » (dir. Jérusalem
Ch. et Vray J.-B.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne,
2006, p. 101-112.
16 Voir Gontard M., « Le postmodernisme en France : définition, critères,
périodisation », dans Le temps des lettres, quelles périodisations pour l’histoire de la
littérature française du XXe siècle ? (dir. Touret M. et Dugast-Portes F.), Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 283-294.
17 Lehan R. D., The City in Literature : An Intellectual and Cultural History,
Berkeley, University of California Press, 1998, p. 267.
18 Voir Winspur S., « On city streets and narrative logic », dans City Images :
Perspectives from Literature, Philosophy, and Film (dir. Caws M. A.), New York,
Gordon and Breach, 1991, p. 60-70.
19 Tadié J.-Y., Le roman au XXe siècle, Paris, Pierre Belfond, 1990, p. 162.
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de citations culturelles et littéraires20, cela ne signifie pas qu’elles
n’ont pas d’épaisseur ni de profondeur. Mais il y a des passages,
des phrases, voire des mots isolés qui attirent l’attention du lecteur
plutôt sur eux-mêmes que sur la ville et, remplissant ainsi la fonction
poétique du schéma classique de Jakobson, contribuent à une sorte de
déréalisation de l’image et à sa fragmentation, comme dans l’emploi
fréquent des mots « réverbère » et « gyrophare » dans La vérité sur
Marie de Toussaint, ou bien dans ces anaphores de François Bon :
Ville de circulation sans visage,
Ville de trajets refaits,
Ville de niches assemblées où disparaît le singulier,
Ville des comptes assénés et d’une mesure quantitative des hommes […]21.
Il ne s’agit pas ici, en tout cas non seulement, de présenter de
multiples facettes de la ville mais de mettre en relief sa fragmenta-
tion, à laquelle correspond la fragmentation du texte. Chez François
Bon, les lois optiques et la logique de la narration ne permettent
d’avoir qu’une vue très limitée sur la ville, dont l’exemple le plus
significatif est, bien sûr, le roman intitulé Limite où, comme le dit
Henri Garric, « il n’y a pratiquement pas de vue urbaine22 ».
Alors que François Bon présente la ville comme un être composi-
te mais – surtout dans Décor ciment – plutôt immobile, Jean Échenoz,
conformément à sa vision du monde et à sa tendance à accélérer la
narration, montre très souvent la ville « à grande vitesse ». Ce pro-
cédé lui permet, par exemple, de donner l’image de Paris condensée
en quelques phrases :
Le taxi ondula autour de la République et descendit le boulevard Saint-
Martin. Abel regardait défiler les grands boulevards, long et large ruban de
bitume presque droit, bordé de trottoirs et de toutes sortes d’édifices, de
choses et de gens, très peu d’animaux, et qui changeait de nom tous les
quatre cents mètres. À ces changements de nom semblaient correspondre
des changements de style, architecturaux, économiques, tonaux, climatiques
peut-être. De la République à la Madeleine se déroulait aussi un long proces-
sus métamorphique en saccades, par segments23.
20 Voir, par exemple, le jeu intertextuel avec Rimbaud et Montaigne dans
Décor ciment, analysé par Garric H., op. cit., p. 523-524.
21 Bon F. , Impatience, Paris, Minuit, 1998, p. 48.
22 Garric H., op. cit., p. 503.
23 Échenoz J., Le Méridien de Greenwich, Paris, Minuit, 1979, p. 236.
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